Correspondance

LETTRE DE RAMEAU AU PÈRE MARTINI - 29 octobre 1759

LETTRE DE RAMEAU AU PÈRE MARTINI

29 octobre 1759

Mon Révérend Père,

Le désir ardent de gagner votre suffrage me fait rêver à chaque instant aux moyens d’y réussir, en profitant d’ailleurs de la certitude de recevoir de vos nouvelles par l’entremise de mon beau-frère Mangot ; et voici, à ce sujet, le changement que j’ai fait à la Proportion des dissonances, après 12 ou 13 lignes qui finissent par, Ce qui a fait conjecturer qu’elle n’était dû qu’à l’Art.

Les bornes de notre Voix sont assez connues, chacun peut éprouver que la 17e donnée par le 1/5 du corps sonore en excède déjà l’étendue ordinaire, à plus forte raison les intervalles rendus par de moindres parties aliquotes, comme son 1/6 son 1/9 etc. selon l’énoncé de la page… : on a bien aussi quelques idées des bornes de l’oreille dans ses appréciations, mais peut-être avec moins de certitude.

C’est justement dans l’identité des Octaves que l’oreille puise ses appréciations : quel que soit le Son qu’elle entende, l’Octave qui le rapproche le plus du Son qu’elle lui compare est toujours celle qu’elle choisit pour déterminer l’intervalle qui en est formé : ce que l’expérience confirme à n’en point douter ; cette identité guide donc tout à la fois l’oreille, et nous révèle en même temps un secret bien important, savoir, que nous sommes naturellement portés à réduire les plus grands rapports à leurs moindres termes, parce que c’est l’unique moyen de les concevoir, ou du moins de les concevoir plus aisément, outre qu’on peut fort bien la regarder encore comme le germe de l’idée qui nous est venue, en Géométrie, des Renversements, des différentes combinaisons, et, changements d’ordre1 : aussi cette identité a-t-elle toujours prévalu sur l’oreille, malgré les premières lois de la nature, qui ne s’explique qu’harmoniquement en Musique ; de là, les intervalles réduits à leurs moindres termes ou degrés, devenant les plus familiers, ont paru en même temps les seuls naturels. Si l’expérience a fait adopter la septième pour une Dissonance harmonique, dont le renversement fournit ces tons et demi-tons qui, comme on vient de le dire, composent tous les Systèmes de Musique, et qui sont tous dissonants, il semble qu’on n’ait pas prétendu les confondre avec cette Septième, en disant que la Dissonance n’était que l’ouvrage de l’Art2 : il le semble d’autant plus, que certainement on a bien cru fonder ces systèmes sur ce qu’il y avait de plus naturel.

Sachons donc aujourd’hui distinguer les effets d’avec leur cause. Par exemple, la proportion géométrique n’a pas seulement été soupçonnée en Musique : elle en est cependant la Base ; on a fait de la Musique une partie des Mathématiques, en la privant de ce qui peut seul caractériser une Science : aussi quel chemin, quels progrès y a-t-on fait ? De la division des Consonances, dont les rapports se sont fait sentir et connaître, on a tiré des tons et demi-tons, qui sont tous dissonants, pour en conclure que la Dissonance n’était que l’ouvrage de l’Art, quoique cette opération soit une suite de celle par laquelle nous prenons les premières connaissances des lois de la nature. Là se sont bornées les découvertes du Géomètre en Musique, à la réserve de quelques autres intervalles donnés par d’autres différences, qui n’ont servi qu’à l’égarer encore plus.

Reconnaissons donc bien, en ceci, la différence entre les règles tirées des simples effets, et celles que produit leur cause : celles-ci ne peuvent qu’aider à nous conduire avec certitude, celles-là, au contraire, peuvent fort bien nous jeter quelquefois dans l’erreur, la preuve n’en exista-t-elle que dans la Musique.

De quelques raisons que le Géomètre se pare pour autoriser des découvertes, elles ne paraîtront jamais que l’ouvrage d’un instinct, dont la nature nous présente le germe dans le Corps sonore : elle ne pouvait s’en expliquer qu’à l’oreille, pour que d’un seul mot, qu’on me permette cette métaphore, elle put communiquer aux trois Sens principaux, l’Ouïe, la Vue, et le Toucher, tous les moyens dont ce Géomètre a besoin dans ses opérations. Pourquoi donne-t-il partout la primauté aux proportions à quatre termes, lorsque la nature les borne à trois dans le Corps sonore ? Pourquoi suppose-t-il celles-ci, les continue, progressives, plutôt que les premières, lorsque c’est au quatrième terme que commence leur progression ? Pourquoi donne-t-il à sa proportion arithmétique un droit de progression qui n’appartient qu’à la géométrique en Musique ? Je veux bien qu’il profite, dans le besoin, de la progression annoncée par le frémissement des Aliquotes et Aliquantes du Corps sonore ; mais j’ai peine à croire qu’il en tire des avantages qui approchent de ceux que procure la progression géométrique ; de là, voyant la progression harmonique niée dans la Musique, aucune quatrième proportionnelle ne s’y est offerte à son esprit, parce qu’apparemment, ne reconnaissant pas cette Science susceptible de la proportion géométrique, il n’a pu s’aviser d’y ajouter géométriquement cette quatrième ; c’est elle, cependant, qui va donner la Dissonance harmonique, en prouvant ainsi que nous la tenons de la nature, qui nous l’a inspirée dans ses renversements, pour les raisons déjà alléguées, dès que la première idée de Musique nous est venue.

Soit effectivement ajoutée etc. 2.e alinéa du manuscrit. Au lieu du dernier alinéa de cet article j’ai substitué le suivant. Remarquons bien que la nature, en même temps avare et prodigue, ne donne que les deux Cadences en question qu’entre le terme moyen et son Conséquent, nous laissant à juger par-là de la possibilité des mêmes Cadences dans les passages pareils à ceux de ces deux Sons fondamentaux.

Il y aurait encore une correction à faire dans l’antépénultième alinéa, où, au lieu de, ni pour altérer cette harmonie, il faut, ni pour altérer l’harmonie de son Conséquent, etc.

Je viens encore de découvrir l’origine du Mode mineur, qui n’est autre que le renversement du Majeur, et qui se tire tout naturellement du renversement de la proportion harmonique en arithmétique ; ce qui me donne lieu d’abréger de beaucoup l’article de la Proportion triple. Aussi venez-vous de voir que je rappelle cette origine dans l’article de la Dissonance.

                   réflexions
Les nouvelles remarques que j’ai l’honneur de vous envoyer, pourront suffire, à ce que je crois, pour vous faire décider, sans être obligé de vous envoyer un nouveau Manuscrit où elles seront insérées quand on l’imprimera, et dont je profiterai pour abréger surtout mes Conclusions.

Pardon, Mon Révérend Père, de tout le temps que je vous fais perdre : la gloire est ma seule ressource dans cet ouvrage, comme aussi je ne puis y compter que par votre suffrage, au défaut duquel je craindrai toujours de m’être égaré moi-même.

J’ai l’honneur d’être avec la considération la plus respectueuse, Mon Révérend Père, votre très humble et très obéissant serviteur Rameau.

Ce 29 octobre 1759.

1En y comprenant le changement d’ordre entre les deux Tierces qui composent la Quinte, et par conséquent le renversement du Mode majeur en mineur, produit par celui de la proportion harmonique en arithmétique.

2Tel est encore le Sentiment des Encyclopédistes, au mot Dissonance, p. 1049 et 1050 ; Sentiment qu’ils m’ont prêté à tort, comme le prouve le chapitre IX, de ma Génération harmonique, où je ne prononce nullement sur cet article, et où mon peu d’expérience m’a fait découvrir dans la pratique ce que la nature va nous donner.