Mercure de France

Mercure de France, juillet 1760, p. 95

Mercure de France, juillet 1760, p. 95

« LETTRE d’un Voyageur, à M. Fréron. Parme, le 17 Mai 1760.
MONSIEUR, Comme mon objet, en voyageant, est non-seulement de m’instruire, mais encore si je le puis, d’être utile à mes concitoyens ; je me hâte de vous informer d’un changement dont j’ai été le témoin, & qui vient d’être fait dans la forme dont les Opéra Italiens ont été composés jusqu’à présent. Vos feuilles étant avec raison regardées comme une partie des archives de la Littérature & des Arts ; je vous prie d’y insérer cette Lettre, qui peut devenir par la suite d’autant plus intéressante qu’elle servira d’époque pour fixer le tems de la révolution qui est prête à se faire à ce sujet dans toute l’Italie.*

Les gens de goût, de toutes les Nations, qui connoissent les Opéra Italiens & les François, desiroient depuis longtemps que des deux genres on n’en fît qu’un ; & croyoient, si l’on pouvoit jamais arriver à ce point de réunion, qu’on toucheroit de près à la perfection de l’Art. Mais les obstacles que la nature de ce Spectacle devoit nécessairement entraîner après soi, avoient rendu les vœux de tous les gens de goût impuissans ; & jusqu’à l’année derniere, que pour la premiere fois, on vit paroître, sur le Théâtre de Parme, la sublimité de la musique Italienne, unie si naturellement avec les grâces & le merveilleux de la composition du drame François, l’Opéra Italien étoit tel qu’on le voyoit depuis un siècle, c’est-à-dire, un fort beau concert, mais qui attachoit si peu, que le jeu, la conversation & les visites d’une loge à l’autre, remplissoient au moins les trois quarts & demi du temps que duroit ce Spectacle. Ce n’est plus cela, depuis le mêlange des deux genres, lesridottosont déserts.**

Que ne pouvez-vous, Monsieur, assister à une de ces représentations ! vous vous croiriez transporté à Paris, par le silence qui régne dans toute la salle, & qui n’y avoit jamais été observé jusqu’à cette époque, & élevé jusqu’aux Cieux, par la force de l’harmonie & l’accord parfait de tout ce qui entre dans la composition de ce Spectacle. Ce que j’avois entendu dire dans les différentes villes d’Italie de l’Opéra de Parme, de l’année derniere, avoit piqué ma curiosité ; je fis donc mon itinéraire de façon à pouvoir me trouver dans cette Ville pour la premiere représentation du second Opéra de ce genre, qui y fut donné le 14 de ce mois. J’avoue que ce que j’y vis, surpassa mon attente, & que je trouvai que rien n’avoit été exagéré : habits, décorations, musique, Acteurs, salle de Spectacle, tout cela est si loin de ce que nous voyons à Paris, surtout les trois derniers articles, qu’on ne peut s’en former ni en donner une idée qui ne soit réellement fort au-dessous de ce que la chose est par elle-même. Enfin, Monsieur, c’est un Spectacle à voir, & qui par la suite ne déterminera pas moins les curieux à faire le voyage d’Italie, que n’ont fait jusqu’à présent les tableaux, statues &c. On accoure en foule à Parme : tous les autres Théâtres d’Italie sont déserts. Il est vrai que la ville de Parme est peut-être la seule où ce genre puisse être porté au point de perfection dont il est susceptible. La quantité d’hommes à talens que les bienfaits du Prince retiennent à son service, & la protection immédiate qu’il accorde aux Arts, qu’il ne dédaigne pas lui-même de cultiver, ni son auguste Famille, *** sont des moyens à la vérité qui manqueront dans beaucoup d’autres Villes, mais auxquels cependant le désir d’avoir un Spectacle généralement reconnu pour le meilleur, suppléera peut-être par la suite. On a déja essayé à Turin, le Carnaval dernier, de faire un Opéra dans ce genre **** ; on m’a dit, ici, que l’on écrivoit d’une Cour connue par la magnificence de ses Spectacles & par le goût qui y règne, pour que le célébreTracta,Napolitain, Maître de la Chapelle du Prince, & Auteur des deux Opéra qui font aujourd’hui tant de bruit, en composât un pareil.

C’est à quelques particuliers qui sont en cette Cour, & au génie du célébre Abbé Frugoni, Auteur des deux Poëmes du nouveau genre, que le Théâtre Italien doit cette nouvelle splendeur. On avoit d’abord craint, & les Italiens eux-mêmes (je parle des gens de goût) que ce nouveau genre de Spectacle ne plût pas généralement. Pour y préparer la Nation, & fonder son goût, avant de risquer cette innovation, on avoit eu soin de représenter plusieurs fois l’Opéra de Castor & Pollux, du grand Rameau ; & l’ensemble de ce Spectacle François, avoit fait assez de plaisir, pour être sûr que ce nouveau genre ne déplairoit point. C’est ce qui est effectivement arrivé : Le succès a répondu aux espérances qu’on en avoit conçues. Le Spectacle est le plus grand & le plus beau qu’on puisse imaginer. Tout l’Italie retentit des louanges de l’Opéra de Parme, & ne s’occupe que des moyens de le voir & de s’en procurer un semblable. Voilà, Monsieur, ce qu’on appelle des innovations utiles. Qu’il est heureux pour les Arts, d’être protégés par un grand Prince, & dirigés par des hommes de goût ! Ne vous imaginez-vous pas voir le regne des Médicis***** ? Que de grands hommes vont naître de cette émulation ! & quelle reconnoissance la postérité ne conservera-t-elle pas pour un bienfaicteur adoré de ses sujets ! La multitude ne voit, dans ce nouveau genre de Spectacle, que de l’amusement ; les politiques y envisagent de grands avantages pour le bien du Pays, par la consommation qui est une suite de la quantité d’étrangers que l’Opéra attire. Pour moi, qui ne suis que voyageur ; sans chercher ce qu’il y a de plus ou de moins avantageux pour les Parmesens, je continuerai demain ma route dans le dessein de faire de nouvelles observations & de vous les communiquer si elles peuvent être de quelque utilité pour le progrès des Arts. J’ai l’honneur d’être, &c.

*Le premier Opéra, de ce genre, fut donné le 21 Mai de l’année derniere : c’étoit Hypolite & Aricie. Celui de cette année est Castor & Pollux, sous le titre des Tyntarides.
**Endroits où l’on va jouer, pendant l’Opéra.
***L’Infante Isabelle a fait un très-beau tableau, en pastel, qui est dans la Salle de l’Académie, & qui en fait l’ornement.
****Énée & Lavinie.
*****La Ville de Parme a aussi une Académie de Peinture fondée par le Prince, & dans laquelle on distribue tous les ans quatre prix considérables. »