Mercure de France

Mercure de France, juin 1757, p. 163

Mercure de France, juin 1757, p. 163

« LE mardi 31 Mai, l’Académie Royale de musique a donné, pour la premiere fois, les Surprises de l’Amour ,Ballet composé de trois actes séparés, l’Enlévement d’Adonis, la Lyre enchantée, & Anacréon. Messieurs Rebel & Francœur n’ont rien oublié pour le bien mettre au Théâtre, & pour assurer la réussite qu’il a , & qu’il mérite. Les deux premiers actes ont été représentés à Versailles, devant le Roi, sur le Théâtre des petits appartemens, en 1748. Celui d’Anacréon a tout le mérite de la nouveauté. On peut dire que le plaisir l’a dicté, & que les graces l’exécutent. Mademoiselle Puvigné y préside, & sous le nom de Lycoris, fait l’office d’Hébé auprès d’Anacréon, à qui elle verse à boire. Ses pas séducteurs ont toute l’expression du chant le plus tendre, & se marient parfaitement à la voix harmonieuse de son maître (1), qui devient son esclave. Cet acte plaît généralement. Le second, qui est l’Enlévement d’Adonis, n’est pas moins goûté. Nombre de connoisseurs lui donnent même la préférence. Il a l’avantage d’être terminé par un Ballet figuré, qui est aussi rendu, qu’il est imaginé. Il naît du sujet. Endimion & Diane, qui, conduite par l’Amour, descend exprès du ciel pour venir le trouver, en sont les Acteurs. Ces deux personnages sont représentés par Monsieur & Mademoiselle Vestris, qui exécutent ce pas avec toutes les graces & toute la volupté qu’il demande, & que la musique inspire. On ne peut pas mieux jouer la danse. Leur départ avec l’Amour, dans un char qui les enleve au ciel, forme le tableau le plus séduisant, & laisse dans l’ame des spectateurs une impression de plaisir, qui leur arrache un applaudissement unanime.

L’acte de la Lyre enchantée, quoique moins vif ; & que l’ensemble paroisse faire moins d’effet, offre des détails très-agréables. Il y a surtout un air de distinction (la sagesse est de bien aimer), qui est chantée supérieurement par Mademoiselle Chevalier, & qui pourroit seul faire le succès d’un acte. Ce qui donne un nouveau prix à cette entrée, Mademoiselle Fel, qu’on avoit craint de perdre, y représente une Syrene, dont le rôle lui convient si parfaitement, & Mademoiselle Lany y fait les honneurs de la danse, sous le nom de Terpsichore, qui est devenu le sien par la supériorité de son talent.

La musique de cet Opera est de Monsieur Rameau, & digne de lui. Les paroles sont de Monsieur Bernard, & l’on peut les louer, sans être accusé de mauvais goût, ou soupçonné de mauvaise foi. L’extrait & les détails que nous en donnerons au plutôt, justifieront ce sentiment. Pour commencer aujourd’hui à le prouver, nous allons citer les paroles suivantes, qui sont transcrites de la troisieme scene du premier acte. Elles suffiront pour prévenir avantageusement ceux de nos Lecteurs qui ne connoissent pas l’ouvrage.

L’AMOUR à Adonis
Dans ces lieux écartés n'a-t’on point vu l'Amour  
ADONIS
L'Amour ? qui ? ce monstre terrible !
Ce fatal ennemi du repos des humains !
Ah ! qu'il éprouveroit un châtiment horrible,
S'il tomboit dans nos mains.
L’AMOUR
Le Dieu qui fait aimer, le Dieu qui rend aimable,
Est-il un monstre redoutable ?
Hélas ! peut-on le craindre ? il est fait comme vous.
Dans un âge si tendre, avec des yeux si doux,
Le Dieu qui fait aimer, le Dieu qui rend aimable,
Est-il un monstre redoutable ?
ADONIS
Il est armé de feux vengeurs….
L’AMOUR
Ses feux sont de douces ardeurs,
Qui brillent dans les yeux, qui coulent dans les veines.
ADONIS
Il mêle à ses plaisirs des rigueurs inhumaines.
L’AMOUR
Jugez du prix de ses faveurs,
Puisqu'il fait adorer ses peines.
ADONIS
Il ne se nourrit que de pleurs.
L’AMOUR
Il est le Dieu des ris.
ADONIS
Ses liens sont des chaînes.
L'AMOUR
Ses chaînes sont des fleurs.

A ce dialogue léger, à ces images riantes, on reconnoît l’aimable Auteur de l’Art d’aimer. Nous ne devons pas oublier les deux Actrices qui remplissent cette scene. Mademoiselle Dubois y est applaudie dans le rôle d’Adonis, qu’elle représente, & Mademoiselle le Miere y brille dans celui de l’Amour, à qui elle ressemble. Elle le joue avec autant de grace, qu’elle le chante. Elle paroît sous le même personnage dans Anacréon : mais elle y est si bien, qu’on l’y trouve toujours nouvelle. Elle a tout ce qu’il faut pour séduire. Elle joint à l’art du chant les charmes de la figure ; & l’Académie de musique ne pouvoit faire une meilleure acquisition. Nous ne sçaurions finir cet article, sans rendre justice aux Ballets. Ils sont tous aussi agréables, qu’ils sont bien dessinés, & contribuent beaucoup à la réussite de cet Opera, qui est aussi-bien décoré qu’il est habillé.

(1)Le rôle d’Anacréon est heureusement rempli par Monsieur Gélin, qui se perfectionne tous les jours. »